En pleine journée, on peut y voir un adulte ou un jeune fumer librement. Nous sommes dans la commune de Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan en termes de superficie. Elle abrite une gare de la Société des transports abidjanais (SOTRA), communément appelée “Terminus (du bus) 40”, ou encore “40“, en référence au quartier qui l’héberge. Les ruelles du 40 sont de nuit, mal éclairées pour la plupart. Le manque d’éclairage est une aubaine pour des adeptes de l’obscurité de s’adonner à leurs passions.
Dans les couloirs du “40”….
Au cœur de ce quartier, se trouvent des rues qui s’animent de différentes atmosphères. Certaines sont calmes, silencieuses, tandis que d’autres bouillonnent de vie. Vous y trouverez des maquis traditionnels, proposant une délicieuse cuisine locale aux arômes alléchants qui flottent dans l’air telle que le poisson braisé accompagné d’attiéké, des restaurants au pas du modernisme.
À la tombée de la nuit, les lumières colorées des boîtes de nuit invitent les fêtards à danser, à causer de tout, jusqu’aux petites heures du matin. La cigarette, l’alcool, coulent à flot dans ces rues que rejoignent plusieurs ruelles du quartier.
Adossés au mur d’une des ruelles à proximité du lycée municipal Pierre Gadié, des jeunes en groupuscule sont en train de causer, fumant à en croire, une tige. Il est 20H35. Je passe non loin, par une ruelle où luit un éclairage. Sans avoir le courage de les approcher, je fais mon chemin.
Mais en réalité, boue en moi, le désir d’interroger sur les raisons de se mettre dans un couloir noir pour causer et bien sûr fumer. Je rebrousse alors chemin pour les affronter dans un échange. La fumée de cigarette est intense. De mes civilités, je reçois, «?Bonsoir vieille mère?» d’un des quatre jeunes dans la ruelle, qui me reconnait. Bien évidemment, je suis «?une vieille mère », en réalité une ancienne du quartier, en face de moi, des petits frères. Sourire à nos lèvres, les retrouvailles vont bon train, ce qui m’a permis d’aborder aisément ma préoccupation.
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Ce jeune inhale depuis 14 ans et aujourd’hui, il en a 26. Il aime la cigarette mais se dit ne pas être addict. Pourtant à chaque envie, il fume.
Pour ces jeunes, l’idée de mettre fin à la consommation du tabac n’est pas pour le moment envisageable. «?Nous arrêterons au moment opportun, avant qu’il ne soit trop tard?», déclare K.Hermann avec un sourire narquois.
Un autre jour, c’est une jeune fille qui voulut garder l’anonymat que je rencontre dans une autre ruelle du 40. Elle habite la zone de l’école saint Etienne. Âgée de 17 ans, elle me fait savoir qu’elle boucane depuis quatre ans, à l’insu de ses parents. «?Mes débuts, c’était juste pour frimer, faire le malin (…) Aujourd’hui c’est difficile pour moi de m’en passer. Mes amis prennent souvent de la drogue. J’en ai goûté une fois, pas plus (…) Je ne sais pas où ils l’achètent. En tout cas, le machin est présent dans la cité?», soutient-elle.
A. Ahoua est un jeune adulte fumeur. Sa première clope date de 1993. «?J’étais jeune et je suis entré dans le mouvement, juste pour m’affirmer. C’était pour le fun, le malin?». A présent, il a des difficultés à s’en défaire. «?Le désir y est. Je veux arrêter. Mais mon corps me dit autre chose. Je suis dans mes luttes?», dit désespérément cet homme qui fume régulièrement les nuits, dans les ruelles du 40 à l’abri des regards.
Conscients des dangers et des dispositions légales liés au tabagisme, ces jeunes semblent défier la mort
Toujours au 40, la rue qui traverse la gare de l’Express Sotra pour atteindre le village Kouté (Un village Ebrié), est par les extrémités calme et vibrante en son centre. En effet, les artères de cette rue singulière donnent accès à un couloir qui débouche sur des hôtels, un bar aux alentours d’une ruelle, et quelques petits maquis.” Ce couloir est habité par des jeunes filles qui se prostituent, soit pour de l’argent soit pour de la drogue. On y trouve aussi des jeunes, des brigands parmi eux, des apprentis de transport en commun, des vendeurs de cigarettes. Ils vivent dans ces hôtels et ont aménagé un ancien restaurant en bois, pour y vivre dans ces hôtels à proximité du couloir. Ils y fument de la drogue, de la cigarette et “, témoigne un usager de cet endroit.
Sur cette ruelle, je me suis approchée d’un groupe de filles, dont l’une a un style vestimentaire et allure de garçonnière, fumant une tige avec deux autres copines en tenues sexy et décontractées. Dans les échanges, j’ai reçu le témoignage qu’elles connaissent l’existence de la loi anti-tabac et du décret de l’interdiction de fumer dans les lieux communs. « Je sais qu’ils existent et n’ai aucun problème avec son application. Moi, je fume par choix. Je n’ai aucun problème pour ma santé. Je fume avec ceux qui supportent la cigarette. Je ne dérange donc personne », me lance une des filles qui affirme être consciente des conséquences de la consommation de la cigarette.
A quelques pas de plus, je croise un jeune d’une quarantaine, technicien informaticien, en service dans une entreprise privée. Il est dans l’attente d’une amie pour sa faire le chemin.”J’arrête de fumer quand je suis hospitalisé”, a déclaré ce fumeur de plus de 20 ans. Il dit connaître les conséquences de la cigarette sur sa santé, à savoir des problèmes respiratoires, mais ne peut arrêter. “La loi anti-tabac et le décret de l’interdiction de fumer dans les endroits communs ont été pris par l’Etat pour sauver les populations, les non-fumeurs et les fumeurs qui peuvent encore abandonner le tabac.Reste maintenant son application effective. Nos frères seront alors préservés”, appelle-t-il.
Le tabagisme comprend en effet, la cigarette, le cigare, la chicha, la cigarette électronique. On note deux types de tabagisme, à savoir, le tabagisme actif qui est l’intoxication volontaire par le tabac et le tabagisme passif qui est une exposition involontaire à la fumée de tabac. La seconde forme d’infestation est plus dangereuse que la première, parce que la fumée qui s’échappe du bout de la cigarette du fumeur est 10 fois plus riche en monoxyde de carbone, que celle que le fumeur inhale par la bouche, selon le directeur coordonnateur du Programme national de lutte contre le tabagisme (PNLTA), Dr Ernest Zotoua.
Sur près de huit millions de personnes assassinées chaque année dans le monde par le tabac, ce tueur silencieux emporte environ 1,2 million de non-fumeurs involontairement exposés à la fumée de tabac, a précisé M. Zotoua.
La Côte d’Ivoire enregistre 5 000 décès annuels dus à la consommation du tabac et de ses produits dérivés. 14,6 % de sa population fume. Alors point de s’étonner que cette zone du terminus 40 soit un “fumoir”géant.
Un supplice pour les riverains et certains commerçants de cette zone du “40”
Âgé d’une quarantaine d’années, E. Moïse détient un bazar de vente de médicaments asiatiques, situé sur un alignement de magasins au Terminus 40. «?Au magasin quand les gens viennent, ils restent devant la porte finisse leur tige ou l’écrase avant d’y rentrer. Je n’ai pas mis l’annonce de l’interdiction de fumer, mais les gens respectent le décret de l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Dans des maquis de la zone, on peut y voir les gens fumer discrètement. Quand on les interpelle, ils s’ excusent et arrêtent?», dit-il.
Pendant qu’il m’entretient, sa boutique est envahie de fumée de cigarette, en raison de la proximité avec une autre où le propriétaire est fumeur et se donne librement à sa passion en tout moment. Une situation qu’E. Moïse acquiesce à cœur contri. «?Je ne peux m’en plaindre. Il est dans son magasin?» s’exclame-t-il tout haussant les épaules « Sinon, ce n’est pas normal, parce que son magasin est un lieu public?», ajoute-t-il.
« Chez nous au 40, les gens fument beaucoup, les jeunes gens surtout. Ils se cachent dans les couloirs des alignements des maisons pour fumer?», poursuit-il. «?Souvent, ce n’est même pas la cigarette qu’ils fument. C’est de la drogue?! C’est la drogue, dans les couloirs des maisons. Sinon pourquoi se cachent-ils?! La cigarette est un camouflage?», soutient-il.
A dire vrai, explique mon interlocuteur, «?pour consommer la drogue, il faut d’abord être fumeur. Ainsi tu dissimules la drogue dans la cigarette. Ils enrobent la drogue dans le papier aluminium de la cigarette, et la fument, puis terminent par la cigarette. Lorsqu’ils voient un passant, ils camouflent la drogue pour fumer la cigarette?», déclare-t-il.
C’est la drogue qui est en réalité fumée dans les couloirs et ceci, nuitamment. Sinon, il y a une différence entre la senteur de la cigarette et celle de la drogue. Si tu sais faire la différence, tu sauras que c’est la drogue qui est fumée le plus souvent dans ces couloirs. C’est pourquoi, c’est la nuit qu’ils sortent pour fumer dans les couloirs, ajoute-il.
Son assertion est confirmée par J.François, agent commercial en exercice dans une autre commune d’Abidjan, mais habitant le 40. «?Les nuits à partir de 21 heures – 22 heures, les gens se mettent dans les couloirs et fument beaucoup. La fumée entre par les fenêtres et portes et accède à la maison, à nos chambres. Ma famille et moi, nous sommes infestés par la fumée de cigarette, parfois nauséabonde, ce qui nous fait dire que ces jeunes fument également de la drogue?!?» déplore-t-il.
« Il arrive souvent d’être réveillé en plein sommeil par l’odeur forte de la cigarette. C’est mauvais pour nous qui ne fumons pas. Notre santé est mise à rude épreuve?? C’est fréquent, aussi régulier de se réveiller en pleine nuit, envahis par la fumée de la cigarette, c’est rebutant. Le matin lorsqu’on sort, on voit les mégots de cigarette dans les allées… déplorable!», s’insurge J.François.
Résignation ou aveu du désespoir, des parents s’en remettent à l’Etat ou à l’intervention divine
Pour E. Mahamadou, nombreux sont les parents du quartier qui ignorent que leurs enfants fument, ou le soupçonnent ou s’ils le savent, s’en plaignent.
Les vacances n’ont rien changé au comportement de ces fumeurs. Les vacances n’ont pas induit de relâchement dans le comportement d’accros au tabagisme. Ils sortent nuitamment et vaque à leur besogne dans les couloirs du 40, poursuit-il.
«?Nous sommes dans une zone où les parents n’ont pas assez de moyens financiers. Les parents sont à la retraite. Les enfants sont livrés à eux-mêmes et se donnent aux vices. Il y a beaucoup de retraités dans le quartier. Certains sont allés au village, d’autres ne sont plus, et ceux qui sont restés au quartier arrivent difficilement à diriger leurs enfants et petits-enfants?», soutient-il.
E. Mahamadou appelle l’Etat à «?la sensibilisation de proximité dans les quartiers, puis la répression. Il faut davantage sensibiliser ces jeunes sur les méfaits du tabagisme. Aussi, les occuper. Certains sont diplômés sans emploi, d’autres déscolarisés. Il serait important que l’Etat aide ces jeunes. Il faut les occuper. L’oisiveté est la mère de tous les vices?», poursuit cet homme.
Agée d’une cinquantaine d’années, F. Ekoua est une mère d’un garçon qui vient d’obtenir le Baccalauréat. bien entretenue, elle paraît avoir 17 ans. Après une période de consommation de cigarette, elle prit la décision d’arrêter de fumer en raison de la dépendance ressentie à travers la consommation du produit. Mais aujourd’hui, elle fléchit genou dans la prière et exhorte son fils à changer de voie, lui qui vient d’épouser la cigarette. Je ne veux pas que mon fils demeure dans la cigarette. Elle n’est que nocive à la santé. Aidez-nous, aidez nos enfants, à abandonner le tabagisme, implore-t-elle.
« La loi d’interdiction de fumer en public a été respectée timidement, au début. Mais je vous avoue qu’aujourd’hui dans les boîtes de nuit, les bars à café, partout, ils fument, même dans les endroits clos. L’interdiction n’est pas respectée. Je pense que l’Etat doit prendre des mesures afin de remédier à cela. Ce n’est pas agréable pour nous, non-fumeurs, je peux le dire aujourd’hui, de se rendre dans un lieu et de réaliser qu’on est inondé de fumée », déplore une mère habitante du ‘40”.
Il faut en outre, “communiquer sur la loi, pour que les fumeurs comprennent véritablement les restrictions qui leur sont imposées par la loi. Il y a une cacophonie, une chose est de connaître la loi, une autre est de la comprendre pour vouloir l’appliquer “, Il y a méconnaissance des textes”, a poursuivi l’amie de F. Ekoua.
Une dame qui commerce en pleine rue du “40”, depuis plus de 20 ans, a fait le constat selon lequel, davantage de jeunes et d’adultes fument, de même que les enfants, à partir de 9 ans, 10 ans, 11 ans. Dans le lot, il y a des filles de 14 ans, certaines qui se prostituent. Quand l’envie leur vient qu’ils sont en présence des parents, ils trouvent le moyen de se cacher des parents pour se satisfaire. Quand ils sont entre amis, ils brandissent la tige comme un trophée.
«?Au début, ces jeunes qui s’adonnent à la cigarette, la prenait comme un effet de mode. Alors que c’est un chemin de non-retour qu’ils empruntent, si ce n’est la grâce de Dieu. En tant que chrétienne, la Bible dit qu’on est esclave de ce dont on ne peut s’en passer. Ils sont devenus esclaves de la cigarette et même de la drogue. Seul Dieu peut les délivrer », prêche-t-elle, appelant tous les parents à conduire leurs enfants dans les lieux de prière pour recevoir un soutien spirituel, car ils ne savent pas dans quel vice, ceux-ci y sont.
Selon plusieurs sources, la brigade des stupéfiants fait souvent des descentes inopinées dans le quartier et des jeunes addicts reçoivent un encadrement psychologique et médical pour leur désintoxication, dans le secret familial.
En prélude à la Journée mondiale sans tabac célébrée le 31 mai, la directrice du Centre national d’oncologie médicale et de radiothérapie Alassane Ouattara du CHU de Cocody, Pr Judith Didi-Kouko Coulibaly a fait le point de la lutte et passer en revue les solutions mises en œuvre pour vaincre l’épidémie » silencieuse qu’est la consommation du tabac.
« On pense que les cancers liés au tabac sont ceux du poumon ou de la gorge. Malheureusement, le tabac est un facteur favorisant les cancers de la vessie, du pancréas, du sein, du col de l’utérus. Le nombre de cancers associés au tabac ne fait que progresser et ça reste un véritable fléau », s’est-elle insurgée.
Ce tableau clinique s’assombrit avec les conséquences cardiologiques du tabagisme.
« Lorsqu’on fume une cigarette, le rythme cardiaque va s’accélérer. Mais il y a en plus le rétrécissement des artères où circule le sang. Le tabagisme chronique expose à l’hypertension artérielle », prévient le directeur de l’Institut de cardiologie d’Abidjan, Pr Euloge Kramoh Kouadio. Selon lui, le tabagisme entraîne des maladies plus sournoises telle la myocardiopathie systémique.
Source: Agence Ivoirienne de Presse