AIP/ Lutte contre le tabagisme en Côte d’Ivoire, manque de volonté politique ou vœu pieux (Dossier)
Chaque année, le tabac tue environ huit millions de personnes dans le monde, dont 1,2 million de non-fumeurs exposés involontairement à la fumée de tabac, selon le Dr Ernest Zotoua, directeur coordonnateur du Programme national de lutte contre le tabagisme (PNLTA).
En Côte d’Ivoire, 5 000 décès annuels sont dus à la consommation de tabac et de ses produits dérivés. 14,6 % de la population fume et l’État dépense près de 28 milliards de FCFA par an pour la prise en charge des patients tabagiques.
tabagisme comprend la consommation de cigarettes, cigares, chicha et cigarettes électroniques. Il existe deux types de tabagisme : actif (intoxication volontaire) et passif (exposition involontaire à la fumée). Le tabagisme passif est le plus dangereux car la fumée qui s’échappe du bout de la cigarette est 10 fois plus chargée en monoxyde de carbone que celle inhalée par le fumeur.
Le tabagisme, également appelé tueur silencieux, cause 90% des cancers du poumon et est associé à hauteur de 30% à d’autres cancers tels que ceux de la bouche, de la gorge et de l’œsophage. Il engendre également des malformations congénitales, des avortements spontanés, des problèmes de fertilité, l’appauvrissement des consommateurs et la pollution de l’air. En prélude à la Journée mondiale sans tabac, la directrice du Centre national d’oncologie médicale et de radiothérapie Alassane Ouattara du CHU de Cocody, Pr Judith Didi-Kouko Coulibaly, faisant le point sur la lutte contre la consommation du tabac, a souligné que le tabac favorise les cancers de la vessie, du pancréas, du sein et du col de l’utérus.
Le directeur de l’Institut de cardiologie d’Abidjan, Pr Euloge Kramoh Kouadio, a prévenu que le tabagisme chronique expose à l’hypertension artérielle et entraîne des maladies plus sournoises telles que la myocardiopathie systémique.
Pour lutter contre cette épidémie silencieuse, le gouvernement a mis en place une politique de lutte anti-tabac à travers le Programme national de lutte contre le Tabagisme, l’Alcoolisme, la Toxicomanie et les autres addictions (PNLTA).
Le Programme national de lutte contre le tabagisme (PNLCTab) a été créé par arrêté ministériel n°415 du 18 décembre 2001 et modifié par l’arrêté n° 210 du 11 août en PNLTA. Sa mission est de réduire la morbidité et la mortalité liées au tabagisme, à l’alcoolisme, à la toxicomanie et à toute autre addiction qui s’avèrera être un problème de santé publique en Côte d’Ivoire, par des activités de type promotionnel, préventif, curatif et de recherche.
Cette politique s’appuie sur un dispositif réglementaire international et national.
Un dispositif légal et réglementaire renforcé pour soutenir la lutte
La Côte d’Ivoire a ratifié le 28 janvier 2010, la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte anti-tabac (CCLAT), adoptée par la 56ème Assemblée mondiale de la santé à Genève, en Suisse le 21 mai 2003. Depuis lors, elle effectue une marche progressive dans la lutte contre le tabagisme, diversement appréciée.
Exceptionnellement, le décret N° 2012-980 du 10 octobre 2012 interdit de fumer dans les lieux publics et les transports en commun en Côte d’Ivoire. Cette interdiction est assortie d’amendes allant de 15 000 FCFA à 100 000 FCFA pour les fumeurs et de 150 000 FCFA à 250 000 FCFA pour les responsables des lieux publics.
Ce décret a été renforcé depuis 2019 par la loi N° 2019-676 du 23 juillet 2019 portant sur le produit et ses dérivés, dite “Loi anti-tabac“, dont le champ couvre la culture, la fabrication, le conditionnement, l’étiquetage, la commercialisation, l’importation la publicité, la consommation du tabac et des produits dérivés, ceci conformément aux dispositions de la CCLAT.
Cette loi interdit toute culture industrielle du tabac en Côte d’Ivoire. Il est aussi interdit de vendre ou d’offrir du tabac ou des produits du tabac à toute personne âgée de moins de 18 ans et de faire vendre ou de faire offrir par des mineurs de moins de 18 ans du tabac ou des produits du tabac.
En son article 9, la loi N° 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire dispose : « La vente à l’unité du tabac ou des produits du tabac est interdite. Toute vente des produits du tabac s’effectue au minimum par paquet de 20 cigarettes. La vente du tabac ou des produits du tabac en dehors des points de vente agréés, est interdite ».
Autrement dit, la vente à l’unité du tabac ou des produits du tabac est également interdite, tout comme la vente des produits du tabac doit désormais s’effectuer au minimum par paquet de 20 cigarettes.
Protéger les populations contre le tabagisme dans une synergie d’action et de sensibilisation
L’État de Côte d’Ivoire prend en charge les personnes dépendantes au tabac par le biais d’une unité de sevrage tabagique au CHU de Cocody.
Trois cent agents de santé ont vu leurs capacités renforcées en matière de sevrage tabagique.
Le PNLTA offre une prise en charge multidisciplinaire avec l’aide de psychologues, d’assistants sociaux et de personnels de soutien.
Selon le directeur coordonnateur du PNLTA, Dr Ernest Zotoua, tous les centres médico-scolaires peuvent accompagner les jeunes dans l’arrêt du tabac. Le gouvernement a mis en place le Centre d’accompagnement et de soins en addictologie d’Abidjan (CASA) pour assurer une prise en charge des usagers de la drogue.
De 2018 à 2021, 6 816 pensionnaires ont bénéficié de consultations médicales, 3 541 d’une assistance sociale, 763 d’une assistance psychologique et 17 personnes ont été mises sous méthadone.
Le Programme effectue des campagnes de sensibilisation et de vulgarisation de la loi anti-tabac et du décret d’Interdiction de fumer dans les lieux et espaces en commun avec les ONG.
Le 16 mars 2023, le ministère de la Santé et de l’Hygiène publique, en collaboration avec le PNLTA et l’ONG CLUCOD, a organisé une campagne d’apposition de signalétiques sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, avec le soutien financier de l’ACBF.
Ces signalétiques ont été apposées dans plusieurs lieux publics à Bingerville et à Cocody, Koumassi et Port Bouet. Le gouvernement multiplie les campagnes préventives pour lutter contre le tabagisme chez les jeunes, qui prend de l’ampleur dans le pays.
Le contrôle de l’épidémie tabagique est un combat sans relâche engagé par le gouvernement ivoirien, conformément à la CCLAT ratifiée par la Côte d’Ivoire en 2010. Toutefois, plusieurs pesanteurs plombent cette lutte.
De nombreuses entraves minent cette lutte
Selon Dr Tia Félicien Yomi, enseignant chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan et chercheur associé au PNLTA, plusieurs facteurs économiques, culturels et sociaux de notre monde globalisé permettent de comprendre pourquoi notre société est addictogène.
D’abord, le marketing et l’hyperconsommation augmentent les risques de tabagisme chez les jeunes. Ensuite, la culture de l’excès et la recherche du bonheur perpétuel encouragent la surconsommation. Les médias, tels que la télévision, le cinéma et le web, influencent l’initiation au tabagisme. Et enfin, l’industrie du tabac utilise des stratégies de marketing pour attirer les jeunes consommateurs.
L’enseignant-chercheur estime que la loi anti-tabac pourrait lutter efficacement contre le tabagisme en Côte d’Ivoire si elle est appliquée. Pour cause, note-t-il, plusieurs années après son adoption, la loi peine à être observée par la population, l’aspect répressif de la loi n’a pas été confié aux forces de répression et les actions pour le respect de cette loi sont menées principalement dans la capitale économique du pays (Abidjan).
“Pour que cette loi ait plus d’impact, il faudrait rédiger les décrets pour son application effective et veiller à leur respect, confier le volet répression aux forces de répressions et exiger le conditionnement neutre ou interdire totalement la vente de la cigarette sur le territoire ivoirien”, propose-t-il.
Selon Nicolas Vako, Président Fondateur du Réseau contre la co infection vih/Hépatites (UNICO), la loi N° 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte antitabac en Côte d’Ivoire reste méconnue et non appliquée.
Pour lui, l’existence d’un cadre légal doit être une opportunité pour permettre son application effective.” Il est important d’associer la société civile aux initiatives, de mettre en place une réglementation suivie, de prévoir les centres spécialisés pour la prise en charge des jeunes mineurs addictes et enfin vulgariser les textes”, souligne M. Vako.
Le coordonnateur du projet d’appui à la vulgarisation de la loi anti-tabac en Côte d’Ivoire, Tall Lacina, soutient que le suivi de l’application du décret d’interdiction de fumer dans les lieux publics et les transports en commun est quasiment inexistant.
Pour M. Tall, président du conseil d’administration du Réseau des ONG actives pour le contrôle du tabac en Côte d’Ivoire (ROCTA-CI), la prise d’arrêtés d’application permettra de mieux implémenter l’application du décret. “Aussi, a-t-il relevé, les industriels du tabac n’ont pas été saisis officiellement des nouvelles prescriptions en termes de spécification qui doivent apparaître sur les paquets de cigarette”.
Le coordonnateur de l’ONG CLUCOD, Tall, a encouragé la sensibilisation des pouvoirs publics sur les engagements pris et la vulgarisation auprès des populations du décret d’interdiction de fumer dans les lieux et espaces communs.
Il a également alerté que les produits du tabac ne sont pas des aliments et que 30% de l’ensemble des cancers sont provoqués par les produits du tabac. En 2020, la Côte d’Ivoire a produit 8 tonnes de feuilles de tabac.
« La Côte d’Ivoire occupe la première place des pays producteurs de feuilles de tabac en Afrique de l’ouest avec 8071 tonnes par an selon le rapport de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), juin 2023.
M. Tall encourage les producteurs à abandonner cette culture au profit des cultures qui nourrissent véritablement les populations.
Selon le directeur coordonnateur du PNLCTA, Dr Zotoua, la Côte d’Ivoire a obtenu des résultats encourageants dans la lutte contre le tabagisme. 14,6% de sa population ivoirienne fume, dont 26% sont des hommes. 24% de jeunes de 20 à 25 ans fumaient en 2012, mais aujourd’hui, ce chiffre est tombé à 13%. Depuis 2017 en CI, 13 % de la population de jeunes de 13 à 15 ans fumait.
Des résultats encourageant qui démontrent d’une adhésion de certains fumeurs
Ingénieur commercial habitant à Yopougon Niangon Sud, commune d’Abidjan, Y. Michel est un fumeur depuis une vingtaine d’années. Son premier contact avec la cigarette fut à l’âge de 16 ans en classe de première.
Accros, il a des difficultés à s’en défaire. « Je suis entrée dans la cigarette par effet de mode. J’étais dans un groupe d’amis où tous pratiquement fumait. L’effet de groupe, de mode, de charme. Adolescent, je voulais avoir à cette époque des copines. N’ayant pas assez de cramp pour le faire, j’ai commencé à fumer pour avoir du courage », déclare-t-il.
Après 25 ans d’addiction, Y.M a des difficultés à s’en défaire. « Devenu jeune, j’ai persévéré dans la cigarette par habitude pour évacuer des problèmes de la tête, pour tenir dans un environnement malodorant, Je prends une clope après un repas, un rapport sexuel, en un mot après chaque moment émotif ».
Il constate sa dépendance, révèle-t-il, fait des efforts, mais n’arrive pas à abandonner la cigarette sur une longue durée. “On a la volonté, mais la volonté de l’organisme aussi s’exprime. C’est ce qui fait qu’on tient le coup deux ou trois jours et après on relâche”, raconte-t-il.
“ Par jour, Dieu merci ! Je ne prends pas plus d’un paquet. Je sais qu’elle (la cigarette) détériore ma santé… Je sens des bouffées de chaleur, j’ai le teint qui s’assombrit quand je suis à fond. Souvent les nuits, j’ai des problèmes respiratoires, quand je fais du sport, je sens que la fréquence respiratoire n’est plus au bon point et j’ai l’impression d’avoir des plaies dans les poumons quand je tousse”, témoigne-t-il.
“Face à tout cela, j’ai envie d’arrêter, surtout à cause de mes enfants qui sont encore à bas âge. Je me cache de leur présence pour fumer mais me surprennent souvent. On n’en parle pas. Je ne veux pas qu’ils fument plus tard”, confie notre interlocuteur.
Toutefois, il se réjouit de la loi anti-tabac et de l’interdiction de fumer dans les lieux et espaces public qui permettent certainement de dissuader certains et de protéger les populations contre ce fléau.
« Bien que je sois fumeur, pour moi, cette loi est une bonne chose. Elle met en sécurité les non-fumeurs d’abord et cette mesure de destruction pourrait décourager certains fumeurs. Que l’Etat essaie d’être stricte sur l’application de cette loi. J’ai l’impression qu’elle est un peu relâchée. Qu’il fasse aussi la promotion de cette loi partout en Côte d’Ivoire par toutes les couches sociales, les ONG et tous », a souhaité Y.M.
La Côte d’Ivoire espère suivre l’exemple de Maurice, premier pays africain à adopter toutes les mesures anti-tabac de l’OMS pour réduire la consommation de tabac et les décès connexes. Le programme de lutte antitabac de l’OMS, appelé MPOWER, comprend six mesures pour soutenir les pays dans la surveillance de la consommation de tabac et l’efficacité des mesures préventives, protéger la population de la fumée du tabac, sensibiliser aux dangers du tabac, veiller au respect de l’interdiction de la publicité en faveur du tabac, et augmenter les taxes sur le tabac.
Une enquête nationale a révélé une baisse de 25% de la prévalence du tabagisme chez les adultes à Maurice entre 1992 et 2021. L’application de la loi anti-tabac et le décret d’interdiction de fumer dans les lieux publics marquent une étape importante dans la protection de la santé publique et la réduction des risques liés au tabagisme passif. Il reste essentiel de poursuivre les efforts de sensibilisation et d’éducation pour garantir le respect continu des réglementations et encourager des modes de vie plus sains.
Source: Agence Ivoirienne de Presse